Le Karate et la Compétition

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Ci dessous un extrait d’un article de Daniel Chemla à France Shotokan Liaison, la revue des adhérents de France Shotokan

La compétition est un sujet à controverses à France Shotokan, pourtant on lui consacre toujours une grande place dans les grandes manifestations des organisations Shotokan.

Daniel Chemla :

Avant de répondre à cette question, j’aimerais préciser mon opinion sur les exercices de combat et leur rôle dans notre entraînement.

Tout d’abord, il faut être bien clair sur le fait que tous les exercices de combat sont conventionnels Le seul combat totalement libre et réel ne peut être que le combat à mort. Toute autre forme de combat n’est pas libre et donc obéit à des règles.

Il est impossible de nos jours de pratiquer le combat réel ; donc nos Seniors, et en particulier Maître Funakoshi, ont développé toute une série d’exercices d’assauts conventionnels qui, mis tous ensemble, permettent de pratiquer tous les aspects du combat réel, mais qui, parce que chacun d’eux est astreint à des règles très strictes, évitent les dangers de celui-ci. Il faut réaliser deux choses importantes à propos du combat.

Premièrement, à cause de ces règles, chacun de ces exercices est incomplet et ne met l’accent que sur un aspect particulier du combat réel. C’est un peu comme un microscope qui permet de voir un détail avec beaucoup d’agrandissement mais ne permet pas de voir la globalité de l’objet étudié. Ce n’est que lorsque tous nos exercices de combat ont été étudiés de façon harmonieuse et complémentaire que l’on peut avoir une idée de ce qu’est le combat réel.

Le deuxième point important à comprendre est que rien ne remplace le combat réel. Ceux qui ont été à la guerre le disent souvent, aucune préparation ne remplace l’épreuve du feu. Tout ce qu’on peut espérer c’est d’être bien préparé. Comprenez bien que je ne fais pas l’apologie du combat réel ou de la guerre, je veux simplement que les gens ne se racontent pas des histoires. En particulier, gagner une compétition peut être négatif comme je vais l’expliquer plus loin.

Il faut aussi reconnaître que les Arts Martiaux en général, et le Karaté-Do en particulier, donnent une excellente préparation au combat réel. Ceci parce que, durant les centenaires de guerre civile qui dévastèrent le Japon, les Samouraïs purent faire des expériences réelles et que nos exercices comme Sambon-Gumite, Ippon-Gumite, Jyu-Gumite et Iaï profitèrent de ces terribles expériences.

Pour éviter les accidents, Maître Funakoshi a séparé les exercices à frappe réelle de ceux où les adversaires ont la liberté de choisir leurs techniques et leur stratégie mais doivent absolument contrôler leurs coups.

Ainsi, pour les Sambon-Gumite, Ippon-Gumite et Iaï, on décide à l’avance du nombre de coups échangés et de la hauteur de la frappe, mais les coups sont portés à pleine force. Par contre pour le Jyu-Gumite et par extension pour la compétition, les coups ne sont pas portés à fond et doivent être parfaitement contrôlés. Si on veut critiquer la compétition, c’est cela son défaut principal. Non seulement on s’habitue à contrôler sa frappe (vous n’avez pas idée à quel point il est difficile de mettre hors de combat un individu bien entraîné !), mais surtout on s’habitue à bloquer et à éviter des coups retenus. Ceci est terriblement dangereux si jamais on doit faire face à un adversaire déterminé dans un combat réel.

Pour terminer cette discussion sur les exercices de combat, j’insisterai encore sur le fait qu’on doit les considérer tous ensemble (Sambon-Gumite, Ippon-Gumite, Jyu- Gumite et Iaï) et les pratiquer tous assidûment sans négliger aucun d’entre eux. Peut être faudra-t-il que je revienne un jour plus en détail sur ces exercices et que je discute leurs spécificités et leurs complémentarités. Ce sera pour une autre fois. N’oubliez pas néanmoins que le combat réel a des éléments supplémentaires qu’aucun combat conventionnel ne peut couvrir. Ce sont des éléments qui dépassent la description verbale et touchent au spirituel, le côté...grâce. Mais ça aussi ce sera pour une prochaine fois.

Le troisième point à préciser concerne le rôle essentiel des Kumite en Karaté-Do. Laissez-moi digresser un moment pour insister sur une particularité des Arts Martiaux. Dans tous les autres arts, il est très difficile de porter un jugement sur une œuvre. Un peintre par exemple peut mettre sur une toile son interprétation du monde. Certains d’entre nous seront touchés par sa vision, d’autre pas, mais il n’y a pas de critère absolu pour juger son œuvre. Tout au plus, on peut attendre quelques dizaines d’années et se fier au jugement collectif. Ainsi, on retrouvera dans les musées les toiles d’un Van Gogh cent ans après sa mort et les critiques actuels expliqueront qu’il était en avance sur son temps. Il n’empêche que de son temps, personne ne fut capable de reconnaître son génie et qu’il fut si désespéré qu’il finit par se suicider !

D’un autre côté, dans le domaine des sciences naturelles, il y a une manière absolue de juger, c’est l’expérience. Toutes les sciences physiques ont pour but de comprendre l’univers. Un chercheur a beau présenter une très belle théorie supposée décrire la réalité, si la théorie n’est pas en accord avec les résultats expérimentaux, elle est fausse. Un point c’est tout. Il n’y a pas de question d’influence ou de piston ; quoi qu’il arrive, c’est en dernier ressort l’expérience qui est le juge absolu. Et donc la CONFRONTATION AVEC LE RÉEL force les scientifiques à se corriger continuellement et donc à progresser. En exergue de cette idée, je vous livre cette phrase d’un autre Maître (1).

L’originalité des Arts Martiaux, c’est qu’ils mêlent les éléments intuitifs et un peu irrationnels de l’art avec cette possibilité de correction absolue des Sciences Physiques. Lorsque vous faites face à un adversaire pour tester votre compréhension d’une technique, s’il vous met son poing sur le nez, c’est que votre compréhension n’est pas suffisamment raffinée. C’est un test très simple et terrible qui nous force à une objectivité totale à chaque instant. Les exercices de combat à frappe réelle jouent pour nous le rôle de l’expérience en science. La confrontation à un adversaire déterminé nous force à nous corriger immédiatement et donc à progresser C’est cet aspect essentiel du combat qui donne toute sa valeur aux Arts Martiaux. Entre parenthèses, le combat réel est le juge absolu. Dans ce cas, il n’y a pas d’erreur possible ! De ce point de vue, aucun Karatéka ne peut oublier le rôle fondamental des Kumite. Eviter la confrontation avec le réel, c’est la porte ouverte à l’indulgence, l’auto-satisfaction et l’erreur. On ne peut prétendre être dans le Do si on évite cette confrontation.

Revenons maintenant à votre question sur la compétition. Je ne sais pas pourquoi les gens sont en général plus à l’aise dans les Kumite à frappe réelle (mais préarrangée) que dans les Kumite libres (mais à frappe contrôlée) Peut-être bien qu’à leur niveau, la frappe n’est pas réelle en Sambon-Gumite, Ippon-Gumite et Iaï, et qu’elle n’est pas très contrôlée en Jyu-Gumite ! Peut-être aussi que c’est parce que la liberté fait peur. C’est quelque chose d’effrayant si on y pense à deux fois ! Toujours est-il qu’en général les gens éprouvent plus de difficulté et de défi en Jyu-Gumite que dans les autres Kumite. Par exemple, si un Karatéka est un champion de Jyu-Gumite, il est souvent considéré comme étant plus près de la vérité que s’il est capable de faire un excellent Jyu-Ippon-Gumite ou un excellent Iaï.

Je suis convaincu que c’est faux. Pour moi le Jyu-Gumite et le Iaï sont beaucoup plus proches du combat réel que la compétition ; je le sais par expérience. Il faut aussi considérer la culture occidentale où tout sport doit avoir des champions et des perdants. Le côté spectacle est toujours plus accessible au grand public et donc aux officiels politiques. Bien, c’est la réalité de l’image du Karaté pour beaucoup. Je pense que cela ne doit pas nous troubler. D’abord, je crois que tout Karatéka doit faire quelques années de compétition pour avoir cet entraînement complet dont je parlais tout à l’heure. Je n’admettrais pas qu’un membre de FSK évite la compétition par peur ; si nous avons confiance dans notre DO, nous ne devons avoir aucune crainte. Je dirais même que nous devrions gagner toutes les compétitions quelque soit l’arbitrage ! Ceci dit, je n’admettrais pas non plus que FSK donne trop d’importance à la compétition. C’est un exercice de combat comme un autre, ni plus ni moins. Un petit caillou dans la vaste mosaïque du Keiko (*). Je partage donc cette opinion que la tendance actuelle est d’accorder trop d’importance à la compétition dans nos manifestations. Je voudrais plus de modération, mais je ne pense pas qu’il faille l’éliminer. Peut-être que la solution serait un public et des Karatéka Shotokan plus éduqués.

(1) "Pure logical thinking cannot yield us any knowledge of the empirical world. All knowledge of reality starts from experience and ends with it". Albert Einstein. (on peut traduire cette phrase en français par : "La pensée logique pure ne peut conduire à aucune connaissance du monde empirique. Toute connaissance de la réalité commence avec I’expérience et finit avec elle".)

(*) Entraînement